1988 – (Pour aller plus loin) James Bond Contre Docteur No : Au commencement fut le Bond…

Très Bon article Par Julien Léonard – le 26 octobre 2012

Au commencement fut le Bond…

 

Le début des années 1960. Le monde est en effervescence et vit les heures les plus invraisemblables de la guerre froide. John Fitzgerald Kennedy s’installe à la Maison Blanche, Charles De Gaulle vient d’accéder à L’Elysée. Le monde est divisé en deux, le bloc communiste est plus fort que jamais, le bloc capitaliste prêt à en découdre au moindre doute. Les guerres s’enchainent, en faveur d’un régime ou d’un autre, afin de provoquer l’adversaire. Le bourbier vietnamien n’est plus très loin, ce n’est qu’une question de temps. Du 16 au 28 octobre 1962, la crise des missiles de Cuba fait trembler la planète. Au bord de la guerre nucléaire, le monde retient son souffle. Parallèlement, la culture populaire embrase les populations à l’Ouest, et l’évolution des mœurs démontre une envie de changements. La révolution culturelle des années 1960 ne fait que commencer. En France, après l’obtention de la mise en place progressive de la mixité au sein de l’enseignement secondaire, les hommes perdent de plus en plus d’autorité sur les femmes. Plus d’égalité, plus de diversité, même si le chemin est encore long. Les Beatles arrivent en 1960 et font danser l’Angleterre, puis très bientôt la majorité des sociétés occidentales de l’Ouest. La “coolitude” envahit les ondes, les groupes musicaux jeunes se multiplient, la jeunesse s’arrache de plus en plus de l’étreinte parentale. Mai-1968 ne va plus tarder. Au cinéma par contre, les changements se font plus lents, excepté la Nouvelle Vague et autres mouvements indépendants désargentés. Autrement dit, le cinéma populaire, pour lequel le public se précipite dans les salles, ne bouge pas encore beaucoup. Le Hollywood des studios entretient continuellement son hégémonie sur le monde (tout au moins à l’Ouest), grâce à une production toujours d’une grande richesse, malgré les années passant. De fait, le terrain est plus que jamais fertile au changement, et celui-ci viendra encore une fois d’Europe, et plus précisément d’Angleterre. A la pointe musicale du moment, il fallait bien que son cinéma, transgressif et moderne, original et inspiré, vienne mettre un furieux coup de pied dans la fourmilière. Alors que la maison de production Hammer envahit déjà les salles depuis cette fameuse année 1957 et son très remarqué Frankenstein s’est échappé de Terence Fisher, créant ainsi un style et une mode, notamment très inattendue par le public français, deux producteurs indépendants presque inconnus vont lancer la saga cinématographique la plus durable et la plus populaire de tous les temps.

 

« En 62/63, qu’avions-nous comme choix au cinéma ? Un western, ou un Gabin, ou un peplum. (Ça ne m’empêchait pas d’adorer les films de Gabin, ainsi que les westerns). Mais Bond, c’était tellement excitant ! Et la musique de Barry ! Du punch, du dépaysement, un héros digne de ce nom, cela avait tout pour plaire ! » On peut trouver un tantinet grossière la présentation de Jean Marc Paland (1) concernant l’état du cinéma populaire de l’époque en France, on peut néanmoins lui donner raison. En 1962, Dr. No est sans équivalent au cinéma. Les nombreux films d’espionnage produits par Hollywood depuis les années 1930, sans oublier les productions françaises ayant tenté de s’immiscer dans le créneau, n’ont jamais déployé l’arsenal novateur et coloré annoncé par James Bond. Bien qu’influencé d’une manière ou d’une autre par le film noir américain, ainsi que par la notion générale de rythme chère au mécanisme hollywoodien (2), James Bond vient à la fois de nulle part et d’ailleurs. Un rogue dans l’univers du cinéma populaire, confluent de créations et de tempéraments les plus divers et affirmés.

 

Ian Fleming, tout d’abord, a créé le personnage en réussissant à publier son premier roman de James Bond en 1953 : Casino Royale. Succès d’édition que viendront rehausser 12 autres romans et une bonne poignée de nouvelles, jusqu’en 1965, année durant laquelle L’Homme au pistolet d’or sortira post-mortem. Les sources d’inspiration sont multiples, de son passé peu enthousiasmant d’assistant dans les services secrets britanniques à la littérature d’espionnage et d’aventure qu’il affectionne tout particulièrement. Bond, James Bond, est l’incarnation rêvée de Fleming, l’homme qu’il rêvait sans aucun doute d’être. De la littérature de gare, adorée par les uns, honnie par les autres, mais d’une fraicheur et d’une violence à couper le souffle. Le style, banal, emprunte néanmoins à la plume la plus sèche. Chez Fleming, les histoires sont complexes, l’action restreinte quoique très présente, et les humeurs variables. En effet, il n’est pas rare d’apprécier chez lui des moments brutaux et inédits, comme des plaisirs coupables passant par de longues tirades interminables à propos des sujets qui le passionnent. Ainsi, chez Fleming, prend-on le temps de s’arrêter, une fois sur l’art de vivre japonais, longuement étayé dans On ne vit que deux fois, ou le trafic de l’or dans Goldfinger, sans omettre les nombreuses parties de poker et de baccara que l’on croise régulièrement au cours des récits… Chez l’auteur rien ne presse, c’est là toute la saveur de sa très identifiable marque. Assez proche du Saint (le personnage anglais créé par Leslie Charteris), tout en étant plus violent et plus exotique encore, son personnage, le bien nommé James Bond (3), ressemble déjà en partie à ce qu’il sera sur grand écran, mais pas totalement non plus. « Le James Bond de Fleming est un dandy épicurien. Toujours impeccablement habillé, il aime les plaisirs raffinés, les restaurants confidentiels, les plats cuisinés selon ses indications, les tabacs mélangés conformément à ses recettes et, bien entendu, certaines femmes créées par la nature selon certaines normes. Il vit lentement, posément, confortablement. L’action brutale ne tient qu’une faible part dans son existence. Citoyen du monde, il est d’abord Londonien et, qui plus est, fonctionnaire. Il aime les clubs, il adore le bridge et, d’une façon générale, tous les jeux. » (4) Mais James Bond est tout aussi bien un être cruel, capable d’une grande violence, vis-à-vis des femmes ou des ennemis qui jalonnent son chemin. Peu fréquentable, il est en tout cas un aventurier de l’instant, préoccupé par le moment qui est le sien et non par l’ensemble d’une problématique. Il peut curieusement s’arrêter et profiter d’un instant agréable (une femme, mais aussi un repas, une boisson, un sujet… un plaisir), alors même que sa mission exige une toute autre attitude. Romans d’espionnage peut-être, mais romans simplifiés sûrement. La littérature de Fleming est sympathique; à défaut d’être exceptionnelle, et surtout agréable à parcourir; à défaut d’être essentielle. Il faudra en l’occurrence aux producteurs et créateurs de James Bond sur grand écran tout le génie qui est le leur pour en extraire l’intérêt, mais aussi l’affranchir de ses défauts, afin de le rendre meilleur et, disons-le, bien plus intéressant.