Centenaire d’Orson Welles : “Citizen Kane”, un phare à facettes
La célébration du centième anniversaire de la naissance d’Orson Welles est, bien sûr, l’occasion de fêter une nouvelle fois Citizen Kane, qui le fit entrer dans l’histoire du cinéma, et dans la légende. Toujours phénoménal plus de soixante-dix ans après sa sortie, le film vient sur la Croisette dans le cadre de Cannes Classics et fait aujourd’hui ses débuts en Blu-ray dans un coffret plein de documents d’époque édité chez Warner.
Un objet de collection qui a seulement le défaut de comprendre à la fois la version Blu-ray et la version DVD (ça fait monter son prix), et de ne pas donner de sous-titrage pour les commentaires passionnants des deux spécialistes du film, le cinéaste Peter Bogdanovich et le critique Roger Ebert. L’image haute définition rend en tout cas justice à la beauté de Citizen Kane, diamant noir du cinéma américain. Nous en avons retenu dix facettes, les plus brillantes.
- Mystère
Derrière les grilles de sa propriété fastueuse et onirique appelée Xanadu, Charles Foster Kane meurt, laissant derrière lui une vie pleine des fracas de la célébrité, exposée à tous, mais pourtant pleine d’ombre aussi et très énigmatique. Comme le dernier mot qu’il prononce : « Rosebud »… Avec l’étrange Kane, Orson Welles place son film sous le signe d’un mystère qu’il s’agit d’un côté de résoudre, et de l’autre d’entretenir savamment.
A travers l’enquête du journaliste Thompson, qui nous fait passer d’un témoin de la vie de Kane à un autre, les faits s’éclairent autant que le portrait se complexifie. Et l’enjeu essentiel, trouver la signification du fameux Rosebud, paraît finalement accessoire : « A mon avis, aucun mot ne peut suffire à expliquer la vie d’un homme, dira Thompson. Rosebud, ça n’est qu’un morceau du puzzle… une pièce manquante ».
La clé du mystère, c’est donc le goût infini du mystère. Ce qui explique, en partie, l’incroyable vitalité de Citizen Kane, un film-puzzle qu’on peut voir, revoir et revoir encore, analyser et commenter de fond en comble sans en percer définitivement le secret, sans trouver la pièce manquante.
- Jeunesse
On ne le soulignera jamais assez, Citizen Kane est le premier film d’un garçon de 25 ans. Certes, ce jeunot a déjà donné beaucoup de carrure à son nom : en 1940, l’Amérique sait qui est Orson Welles, prodige du théâtre qui, à la radio, a réussi à soulever un vent de panique avec son adaptation très réaliste de La Guerre des mondes. Mais, en s’attaquant au cinéma, Welles revendique sa jeunesse : il s’entoure d’une équipe de débutants, parmi lesquels certains deviendront très fameux, comme Bernard Herrmann, le compositeur fétiche d’Hitchcock.
La jeunesse, c’est l’audace, la liberté. Dès les premiers plans du film, la caméra franchit le panneau « No trespassing » , « Défense d’entrer ». Quand on a 25 ans, les interdits, on s’en fiche ! Et le cinéma est justement là pour ça : pour tout permettre, tout rendre possible. On connaît le fameux mot de Welles visitant les studios de la RKO, où il allait tourner Citizen Kane : « C’est le plus beau train électrique dont un enfant puisse rêver. »
- Maturité
L’envers inséparable de la jeunesse, dont Welles cultive l’insolence mais à laquelle il a pourtant déjà tourné le dos. Orphelin très tôt, il a mené une vie extraordinaire qui ne ressemblait en rien à l’enfance. Et Citizen Kane n’est pas un film enfantin : c’est une réflexion sombre et complexe sur le destin, la puissance, le temps qui passe, la solitude.
Parmi les documents auxquels donne accès la nouvelle édition du film en DVD, on trouve les résultats d’une enquête auprès du public, peu après sa sortie en 1941 : ce sondage montre que le public jeune n’aime pas le film, qui plaît d’abord aux spectateurs de 30 ans et plus. Il faut un minimum de maturité pour apprécier Citizen Kane, tant de fois nommé le plus grand film de tous les temps. Un film pour les grands.
- Liberté
Elle est gravée dans le marbre : en arrivant à Hollywood, le jeune génie Welles n’entend pas seulement tout bousculer, il veut qu’on lui en donne le droit par contrat. Celui qu’il signe pour Citizen Kane, sans avoir fait ses preuves de cinéaste, est l’exemple d’une victoire sans partage du principe artistique et du droit du créateur. Quand le cinéma peut être fait sans contraintes, sans lois du marché ni contrôle d’un studio ou d’une production, ça peut donner Citizen Kane. Le film est devenu le symbole de ce qu’est capable de faire un cinéaste quand il est vraiment libre et qu’il a donc pris le pouvoir.
- Médias
Racontée dès le début du film à travers un reportage destiné aux actualités diffusées dans les salles de cinéma, reprise sous forme d’enquête par un journaliste, l’histoire de Charles Foster Kane, qui rêvait de devenir un roi de la presse, est toute entière tournée vers le monde des médias. C’est ce qui fait, soixante-dix ans après sa sortie, l’étonnante modernité du film : on y évolue dans un monde façonné par les news, le spectacle et la politique spectacle, des repères qui sont encore beaucoup les nôtres.
Welles capte un surgissement brutal : Kane enfant, dans les années 1870, est un personnage à la Dickens, et il devient le grand prêtre d’une religion nouvelle, la communication. Comme la fameuse boule à neige que le personnage tient dans sa main, et contient pour lui le monde de son enfance et toute sa vie, le film est une bulle magnifique qui contient toute une histoire du monde moderne.
- Identité
Qui est Kane ? La question, qui occupe le journaliste menant l’enquête dans le film, a mobilisé ensuite tous ses exégètes, pressés de mettre un nom sur l’homme qui avait pu servir de modèle au personnage. Bien placé dans leurs déductions, Howard Hughes (1905-1976), riche et fou (c’est lui que joue DiCaprio dans Aviator). Mais William Randolph Hearst (1863-1951) est resté l’hypothèse la plus populaire, puisque ce magnat de la presse essaya même de racheter le film de Welles pour le détruire avant sa sortie (c’est raconté dans le documentaire La Bataille de Citizen Kane, de Thomas Lennon et Michael Epstein).
En creusant encore, les spécialistes ont fait apparaître d’importantes ressemblances entre Kane et… Welles, bien sûr (orphelin d’enfance, le personnage l’est autant que son interprète et metteur en scène). Plus que la vérité sur cette identité, c’est le jeu de l’identification qui compte. En témoigne le plaisir non dissimulé que prend Welles à se grimer pour devenir Kane, à se vieillir et à se rajeunir sans cesse tout au long du film. L’identité, pour lui, c’est le masque.
- Profondeur de champ
C’est la signature de Welles : avec son chef opérateur, Gregg Toland, il crée des images qui sont nettes au premier plan, au second plan et à l’arrière-plan. Une utilisation de la technique qui lui permet d’organiser tout l’espace d’une scène et de la filmer en plan séquence : en s’appuyant là sur ses talents de scénographe, développés au théâtre, il révolutionne le cinéma.
Comme les spectateurs de 1941, qui furent décontenancés par ces images composées si différemment de celles qu’ils avaient l’habitude de voir, on peut rester encore un peu perplexe devant ce tour de force paradoxal : réinventer le cinéma et y apporter, pourtant, le langage du théâtre. Bien sûr, Citizen Kane éblouit par la maîtrise de la caméra. Mais on s’y sent parfois aussi un peu sur scène.
- Effets spéciaux
Par-delà la profondeur de champ et l’effet très spécial qu’elle créa, Citizen Kane s’est imposé comme un monument de la manipulation de l’image. En déployant des tours de vrai magicien, Orson Welles a réussi à donner à son film, dont le budget était relativement modeste, des airs de superproduction. Comme le remarque le critique Roger Erbert dans le commentaire accessible sur la nouvelle édition DVD, « Il y a plus d’effets spéciaux dans Citizen Kane que dans Star Wars mais on les voit beaucoup moins ».
Il s’agit, en effet, de donner un aspect réaliste à tout, par exemple aux images des actualités qui racontent la vie de Kane, artificiellement vieillies et truquées, notamment pour faire apparaître Kane aux côtés d’Hitler. Tout doit sembler vrai. Mais le résultat est quand même un spectacle souvent baroque, avec des cadrages et des lumières d’une audace que rien n’arrête. Pour Welles, le cinéma est un effet spécial permanent.
- Sophistication
Au travail de recherche sur l’image, répond le soin minutieux apporté à la dramaturgie du film et à sa construction en flash-back successifs qui se répondent en miroirs. L’ensemble donne forme à un cinéma du raffinement, de la maîtrise (via l’utilisation du storyboard) et de l’intelligence. Citizen Kane est un film si réfléchi, et qui a tant donné à réfléchir, qu’il pourrait avoir la sécheresse désincarnée des œuvres purement cérébrales, hermétiques. Mais Welles, avec son tempérament de joueur, nous prend sans cesse en compte, nous, spectateurs qu’il faut bluffer, gagner. La sophistication de Citizen Kane est une entreprise de séduction menée par un cinéaste esthète, qui nous offre son film comme un objet d’art.
- Chute
Kane entre presque mort dans ce film qui raconte sa richesse, son ascension, son ambition et son appétit d’ogre entrepreneur : cette vie furieuse garde ainsi toujours un lointain écho de faillite, d’enterrement. Dans sa chute, le personnage entraîne Welles. Qui semble l’avoir choisi pour cela même : préfigurer sa propre défaite. « Il y a chez Kane comme chez nombre de héros shakespeariens tant aimés par Welles une fascination du gouffre, une tentation de l’abîme, la prémonition du déclin sans lequel la grandeur n’est que de l’apparat et la tragédie du théâtre de boulevard », écrit Jean Roy dans son Citizen Kane (éditions Nathan).
Le film, furieuse annexion du cinéma, ne permettra pas à Welles de garder le pouvoir dont il a bénéficié pour le tourner. Les critiques sont, certes, tout de suite dithyrambiques. Mais dans les salles, c’est un échec commercial. Que le temps se chargera, bien sûr, de corriger, faisant du film une œuvre culte. C’est cependant bien l’échec qui sera comptabilisé, et payé au prix fort. Car il était espéré, souligne Roger Ebert dans son commentaire du film : l’establishment hollywoodien crevait d’envie de voir Welles, le génie de Broadway qui prétendait expliquer à tous ce qu’était vraiment le cinéma, recevoir une bonne leçon au box-office.
Déculottée, il y eut donc bien. Et une humiliation artistique à la clé : le second film de Welles, La Splendeur des Amberson (1942), sera repris par le studio RKO, qui y fera des coupes et changera la fin. Le réalisateur de Citizen Kane, l’homme du contrôle absolu, deviendra l’homme des compromis, des films amputés, des tournages arrêtés, des projets avortés. Mais ne cessera jamais d’être Orson Welles.